La sublime créature. Délicieuse, envoûtante, elle allait et venait avec un empressement rare. Qu'attendait-elle ? Que cherchait-elle ? Un chez elle, sans doute. Il paraît qu'elle n'en a jamais eût, auparavant. D'écuries en écuries, de paddocks en paddocks. Elle était passée entre les mains de maints cavaliers, plus ou moins expérimentés, sans jamais parvenir à trouver le bonheur. Sans jamais parvenir à se trouver, elle-même. Peut-être était-ce donc là ce qu'elle cherchait : ce bonheur, qui lui avait été si longtemps interdit. Cette joie, qu'elle ne parvenait plus désormais à exprimer, brisée par les mains inexpérimentées, oubliée dans les tréfonds de son cœur, encore si lourd à l'heure présente.

Suis-je de ceux capables de la remettre sur les rails ? Sans doute serait-ce prétentieux de prétendre chose pareille. Toutefois, tout au fond de moi, je n'aurai su nier qu'en effet, je l'espérais. Je l'espérais fort, très fort ; plus fort que tout autre chose. Ce serait un long voyage, pour sûr : mais je voulais pouvoir, un jour, jeter un œil par dessus mon épaule, et constater de ce chemin que nous aurons traversé ensemble, la jument et moi. M'enorgueillir d'avoir réussi là où tant d'autres ont échoués ; me rendre fière de l'amitié que nous aurons pu tisser, elle et moi. Mais il y a un commencement à tout, y compris à ce chemin. Et en bonne cavalière lucide, je ne devais pas perdre de vue mon objectif principal : remettre en confiance cette petite merveille, la convaincre d'ouvrir son cœur, une fois de plus. Ce ne serait certainement pas facile ; mais j'y croyais. Et pour y parvenir, j'étais prête à user de toute ma patience, toute ma bonté, toute mon écoute. J'épuiserai toutes les ressources dont j'étais pourvue, pour elle ; seulement pour elle. Ainsi, après avoir observé Persian Jewel trotter le long des barrières, la queue en panache et les jambes hautes, je me permis d'entrer sur son territoire, restant à bonne distance toutefois. J'avais fait taire en moi cette appréhension terrible, qui elle-même l'habitait, inévitablement. La première rencontre était déterminante, et la pression qui m'accablait, rarement éprouvée, je suppose. Tenant à deux mains, fermes, ce peu de courage qui avait osé m'habiter, j'avais ainsi pénétré sur les terres de la fabuleuse créature. Elle s'arrêta, net. Combien nous séparait ? Vingt mètres, dirai-je. Peut-être plus, peut-être moins, je ne saurais l'affirmer avec exactitude. Toujours est-il qu'elle n'osait faire un pas en avant, se gardant à bonne distance de ma personne. Sans doutes m'observait-elle, avec une attention toute particulière : celle du maître des lieux qui scrute l'indésirable. Je n'avais pourtant pas l'impression d'être si indésirable. Son accueil, bien que peu chaleureux, ne fut pas froid, et me laissa en bouche un agréable goût. Sans un geste, sans un bruit, elle observait le moindre soulèvement de mes côtes, écoutait ma respiration dans l'air frais de ce début d'année. Elle était à l'affut, elle était méfiante, mais elle n'était pas hostile.

Persian Jewel était de celles qui n'accordent leur confiance, et qui préfèrent se cacher derrière un mur d'orgueil, de fierté. Ainsi finit-elle par se désintéresser de ma personne, du moins en surface : elle marchait, courrait, toujours à bonne distance, mais je pouvais voir que, du coin de son œil, elle me surveillait. Sûrement craignait-elle que je ne lui veuille du mal, que ma tranquillité ne soit qu'apparence, et que je lui saute dessus alors qu'elle ne s'y attendrait plus. C'était certainement là l'une de ses craintes les plus tenaces, qu'elle tentait de cacher, encore une fois, me jetant par-ci par-là un de ses regards dédaigneux. Je n'avais pas espoir qu'elle entre en contact avec moi. Ce qu'avait pu vivre, endurer cette jument relevait peut-être de l'horreur, et je ne pouvais l'obliger à repousser sa nature pour un simple désir de contact. Il viendrait, ce contact, je le savais ; la seule chose que je ne savais pas, c'était quand. Mais qu'importe : j'étais prête à attendre tout le temps qu'il le fallait, pour la laisser se faire à l'idée que je ferai partie de sa vie, désormais. La laisser comprendre, sans jamais brusquer les choses, qu'elle serait le centre de la mienne, à partir de maintenant.

Il vint pourtant, ce moment que je n'espérai plus. Un contact ? Pas réellement. Ce n'est pas encore aujourd'hui que j'aurai eût le privilège d'approcher ma mustang, encore farouche et fière, tel que je l'avais prédit. A aucun instant, je n'avais pensé qu'elle me mangerait dans la main en a peine quelques heures ; je m'étais faite à cette idée, et était prête à me contenter d'un rien. Ce petit rien-là, ces quelques pas qu'elle avait fait en ma direction. Elle avait réduit de moitié la distance qui nous séparait l'une de l'autre, d'elle-même, après quelques heures que je ne vis passer. Je comptais seulement l'observer, et elle avait décidé d'en faire de même. Elle avait enjambé, lentement, prudemment, quelques uns des mètres qui s'étalaient entre nous ; puis elle s'était immobilisée, les deux oreilles pointées dans ma direction. Attendait-elle un geste, un mot ? J'en doute. Elle attendait seulement le silence, et la confirmation que je n'étais une menace. Alors, durant quelques minutes, elle resta là, sans montrer le moindre signe d'hostilité ; et j'en demeurait tellement heureuse... Il n'y avait pas besoin de mot, ni de caresses. Je pouvais lire dans son regard tout ce qui lui était cher, et ce qui le devenait pour moi aujourd'hui. Cet intérêt, ce court instant où elle avait soutenu mon regard, avait peut-être été apaisée par mon sourire, me remplissait d'une joie et d'un espoir sans borne.

Je ne lui en demanda pas plus. M'accepter serait déjà un très gros effort à faire, et je savais que ces quelques pas de sa part étaient-là le début d'un long chemin que nous allions parcourir ensemble. Sans geste brusque, toujours dans le respect et à bonne distance, je lui offrit sa ration, qu'elle ne vint goûter qu'une fois que je fus sortie de « son » paddock. Je n'avais pas à lui forcer la main, le changement devait venir d'elle, c'était là question d'être prête à accorder à nouveau une confiance autrefois bafouée, parvenir à faire confiance à l'autre, une toute nouvelle fois. Bien sûr, il ne s'opérerait pas si facilement : j'en baverais forcément, à un moment ou à un autre. Mais tous les sacrifices me semblaient justifiés, maintenant que j'avais pu goûter à cette détermination nouvelle qui m'animait. Persian Jewel, nous y arriverons, je te le promets.

Recommencer. Inlassablement, encore et encore, refaire les mêmes gestes, prononcer les mêmes mots, avec l'intonation exacte de la veille. Le mieux était encore de ne rien changer, du moins pour le moment : je n'aurais voulut prendre le risque de tout rompre, en bousculant le tout, forçant les choses. Il fallait y aller tout doucement, petit à petit. Il fallait pouvoir instaurer une certaine habitude : celle de la vision de l'Homme. Pour celle qui n'éprouvait plus envers la silhouette humaine qu'une crainte hostile, mon plan d'approche reposait essentiellement sur la patience et la douceur. C'étaient là les deux clés, je le savais, capables de m'ouvrir son cœur ; rien alors ne servait de forcer la serrure. La porte s'ouvrirait un jour, lorsque l'heure serait venue. En attendant, il fallait savoir se contenter de peu, tourner délicatement la clé sans s'énerver, pour ne rien casser du mécanisme, et attendre sagement qu'il ne daigne s'enclencher.

Alors je me postais là, près de la barrière, mes affaires sous le bras. Un licol ? Une boîte de pansage ? Rien de tout cela : simplement, un calepin, et un crayon. Le but était de l'habituer à ma présence, ma simple présence, et certainement aussi ma voix. Mon contact viendrait plus tard, lorsqu'enfin je la sentirais prête à franchir ce pas, chose qui n'était absolument pas le cas à présent. Je commença par m'accouder, très simplement, à la clôture de bois ; par-dessus celle-ci, je suivais des yeux la jolie mustang qui, alertée de mon arrivée, avait dressé l'encolure et les oreilles. Avec un fantastique rebond, elle avait entreprit, tel la veille, quelques va et viens dans le coin du paddock. Je ne m'en laissais pas démonter pour autant : ce manège n'avait rien de réellement hostile, j'en avais la plus profonde conviction. Dans le cas où la belle aurait daigné me chasser, sans doute aurait-elle chargé depuis bien longtemps. Hier, aurait-elle sans doute profité de l'occasion que je lui laissais : pourtant il n'en fût rien, et elle se contenta de me lancer quelques regards teints d'un curieux mépris. Alors, quant à notre séance d'aujourd'hui, je partais confiante et sans la moindre appréhension, sûre de mes gestes, et prête à anticiper les siens.

Je me mis à lui parler. Calmement, d'une voix la plus douce, la plus chaleureuse que je le pus. Je fis de gros efforts, articulant chaque syllabe avec exagération, pour ralentir mon débit de parole, connu pour être si rapide. Que pouvais-je bien lui raconter ? A la fois tout, mais également rien. Ma journée, ce que j'avais bien pu manger et pourquoi, ce que je ferai en rentrant. Quelques questions m'échappaient aussi, parfois. Des questions auxquelles elle ne répondit évidemment pas, mais qu'il me semblait important de lui poser. Je voulais pouvoir poser ces sujets du passé à plat, les servir à table, y réfléchir, puis les balayer une fois pour toute, d'un revers de main, pour ne plus jamais en entendre parler. Comme pour signifier qu'ils appartenaient désormais bel et bien au passé ; seulement au passé. Je la fixais, souriais. Le sourire, selon moi, était quelque chose de très important, capable de faire ressentir, sans un mot, la plus profonde des pensées ; il était symbolique, tel un drapeau blanc que l'on agite frénétiquement sur un champ de bataille. « Je suis là en paix », semblait-il lui signifier. Persian Jewel faisait mine de s'occuper, m'ignorant fièrement. Toutefois, je savais qu'elle me prêtait secrètement attention : je pouvais la voir me détailler du coin de l'œil, et ses oreilles suivre le son de ma voix.

Je finis par m'assoir, au sommet de la palissade. Je me mettais ainsi à sa hauteur de tête : pas plus basse, ni même plus haute. Une hauteur parfaite, mais une position bien peu conventionnelle qui sembla perturber légèrement la belle, qui recommença son trépident manège. Je n'aurai pu affirmer qu'il s'agissait là d'agacement ; plutôt un tumulte intérieur, qui la partageait entre sa curiosité, et son orgueil. Devait-elle approcher ou ignorer ? Sans doute était-elle indécise, terrifiée à l'idée de faire le mauvais choix. L'attitude typique de celle qui cède sous sa propre pression. Mais je décidais de n'y prêter aucune attention. De mon côté, calepin et crayon prêts à travailler, je commença l'œuvre d'un jour, avec un enthousiasme rare. Il arriva que je relève la tête un bref instant, pour pouvoir m'imprégner du spectacle, mais aussitôt replongeais-je dans mon dessin, sur lequel j'étais décidée à m'appliquer.

Le temps passa, rapidement, sans que je ne puisse même m'en rendre compte. Il courait, filait, me glissait entre les doigts et semblait me rire au nez. Bientôt, le soleil entama sa chute par-delà les montagnes, rependant derrière lui un océan orange et rose, d'une rare beauté. Alors, je posais mes instruments sur mes genoux, désireuse de savourer un court instant ce spectacle fabuleux ; toutefois, quelque chose s'y opposa. Quelque chose qui m'était plus cher encore, et qui fit battre mon cœur à tout rompre. Mes yeux croisèrent les siens : elle était là, tout près, à quelques pas seulement, et tendait l'encolure pour toucher du bout absolu de ses naseaux, celui de ma botte. Persian Jewel venait ainsi de briser notre barrière, symboliquement, elle semblait m'accepter, moi et mes étranges actions. Moi, cette inconnue qui ne se lassait de l'observer sans relâche, depuis peu de temps pourtant. Ainsi resta-t-elle, quelques secondes qui me parurent éternité – délicieuse éternité. Et finalement, dans un soupir délicat, laissa retomber son encolure jusqu'à l'herbe, recommença à brouter paisiblement. Alors je l'observais. J'observais, le cœur en fête, la sublime jument qui, pour la toute première fois, semblait se détendre, à la lueur du soleil couchant.

Il suffit d'un peu de temps. Pas grand chose : une heure, deux heures. Mais c'est un temps précieux. Un temps qu'il faut savoir prendre, dans un jour, et utiliser à bien. Observer, simplement. Se contenter de petites choses, aussi. Nul besoin est de faire, de voir grand. Savoir se contenter de peu, là est l'art véritable.

Alors, c'était décidé : aujourd'hui, je me contenterai de peu. Aujourd'hui, je laisserai tranquille cette beauté fantastique qui depuis peu était mienne, et je ne chercherai à lui faire travailler quoi que ce soit. Vraiment ? Pas tout à fait. Nous travaillerons. Nous travaillerons, quelques minutes peut-être, une heure, s'il le faut. Mais certainement pas plus. Mieux vaut une petite victoire qu'un gros échec ; et puis, qu'est-ce qu'une petite victoire, au juste ? Dans ma situation, il me semblait que tout petit pas vers l'avant fut énorme. Ma vision déformait les proportions, se jouait de moi ; et moi, j'en redemandais, naïvement. J'en redemandais, parce qu'aussi petite soit la victoire, je trouvais en elle une grande valeur, ainsi qu'une petite part de mon bonheur.

Je pénétrais, à nouveau, dans le paddock qui était le sien. Mais cette fois, elle ne s'agita autant qu'à l'accoutumée. Je la trouvais même calme, si je me référais aux jours précédents. Alors je souris. Je souris simplement, prise d'une joie sans faille, et je l'appela par son nom, plusieurs fois. A nouveau, j'entamai un monologue bête, stupide d'un point de vue extérieur, et auquel je parvenais toutefois à trouver une utilité ; à la manière, peut-être, dont on peu qualifier de remède miracle un simple placebo. Qu'importe, je ne voulais pas dénigrer ma méthode, qui jusque là avançait. J'attendis que ma bête fit un pas. Un seul, pas bien grand, mais le plus sûr possible. C'est tout ce que je demandais : un peu d'attention, un peu d'assurance... De ma poche, je sortis alors le légume, la friandise tant convoitée : un morceau de carotte. Ni trop rond, ni trop maigre : la taille parfaite pour pouvoir l'appâter. Je la sus intéressée lorsque, enfin, ses oreilles se dressèrent toutes droites sur sa tête ; et je passa à l'action. Doucement, je fis rouler la part sur le sol, qu'elle s'empressa de croquer. Encore. Encore, puis encore. Prenant soin d'envoyer toujours un peu moins loin la friandise, je forçais sans véritablement le faire, Persian Jewel à se rapprocher. Elle ne s'en rendait pas vraiment compte, attirée par la perspective de se goinfrer d'un aliment adoré : mais elle fut bientôt là, tout près de moi.

Le dernier morceau. L'ultime épreuve. Je lui montra ; elle l'attendit. Mais cette fois, il ne vint pas à elle : c'était à elle, d'aller à lui. Un instant, elle sembla me défier du regard : « tu n'oserais pas ? ». Eh bien si, j'ose. J'ose, et j'exécute même ! Je tendis la main, sans pour autant m'en arracher le bras, et j'attendis, l'encourageant de la voix. D'abord indécise, hésitante, Persian Jewel finit par céder à l'appel de la nourriture, et faire quelques pas maladroits en avant. Puis elle prit de l'aplomb, s'immobilisa finalement, et tendit l'encolure, pour attraper du bout des lèvres, le légume tant appréciée. J'étouffais un cris de joie, émerveillée, et me risquais à lui toucher le bout du nez : miracle ! La belle ne reculais pas. Pas même un pied en arrière, l'immobilité simple, l'absence totale d'hostilité. Un moment tout simplement magique, au cours duquel le temps semblait s'être arrêté.

Je repartis peu de temps après, laissant la jument seule avec sa nourriture, fière du travail déjà accompli jusqu'ici. C'était là une grande récompense pour moi, que d'avoir pu entrer en contact avec la belle : le chemin qui nous mènerait jusqu'à notre but, ne m'apparaissait désormais plus que comme une belle et grande ligne droite...

Quelques tours de rond de longe, des allures dynamiques, un port de tête altier et la même fierté brillant dans son regard ténébreux. Je n'avais eût besoin de la repousser avec force ou agressivité : un geste de licol en sa direction, et la belle partait alors au quart de tour. Elle-même ne quittait mes yeux, m'interrogeant de regard, se posant divers questions aussi, sans doutes. Pourquoi est-ce que j'agissais ainsi, moi qui avait été si douce ces derniers jours ? Elle semblait ne pas réellement saisir le sens de cette séance, mais je savais, moi, que cela ne pourrait nous être que bénéfique. Alors je relançais son allure, la forçais à changer de main, sans jamais quitter ses propres yeux des miens. Je ne devais pas faiblir ; chose difficile pour moi, maman poule par excellence, qui ne parvenait à tenir la sévérité trop longtemps...

Elle ne se fatiguait pas. Du moins, était-ce ce que j'avais cru comprendre. Mais vint le moment où elle se rendit ; vint le moment où elle sembla trouver d'elle même sa position. A l'écoute, l'oreille tournée vers moi, elle baissa bientôt la tête, mâchouillant un chewing-gum imaginaire. Alors, comme le veux la méthode, je lui tourna le dos. Tel le grand manitou, je me faisais désirer ; et elle, intelligente, comprit sans mal le message. Bientôt elle s'approcha, doucement ; elle hésita un instant, puis vint renifler très délicatement mon épaule. Alors, je récompensais son attitude d'une caresse bien méritée ; une caresse douce, sans le moindre geste brusque, qu'elle-même prit le temps de savourer. Et je dois bien l'admettre, je n'aurai alors su rêver mieux, pour attiser envers elle ma fierté...